Comment des réseaux transatlantiques compromettent subrepticement la démocratie

diemacherhinterdenkulissen

Interview de Hermann Ploppa

Hermann Ploppa, journaliste et auteur allemand, a publié en 2014 un livre intitulé «Die Macher hinter den Kulissen. Wie transatlantische Netzwerke heimlich die Demokratie unterwandern». En 2008 déjà, l‘auteur s‘était fait remarquer par un livre opposé à la pensée unique: «Hitlers amerikanische Lehrer. Die Eliten der USA als Geburtshelfer des Nationalsozialismus». Lors d’une visite en Suisse, nous avons profité de l’occasion pour nous entretenir avec l’auteur de son récent livre. Il va de soi que dans une interview, on ne peut soulever que quelques aspects contenus dans un livre de 200 pages. On vous suggère donc la lecture du livre en entier.

Horizons et débats: Vous avez écrit un nouveau livre. Quelles sont les idées fondamentales de ce nouvel ouvrage ?

Hermann Ploppa: L’idée fondamentale du livre est qu’en Allemagne, des organisations inconnues du public transforment l’agenda et les paradigmes politiques. Cela se fait secrètement. Ils définissent les agendas et paradigmes politiques, sans prendre en compte les décisions électorales des citoyens et les positions de la majorité de la population.
Cela concerne d’une part la politique intérieure, notamment la politique sociale. Environ deux tiers de la population déclarent dans les sondages vouloir un système combinant les avantages du capitalisme et du socialisme. Mais dans les faits, nous sommes confrontés à une «commercialisation» continuelle de tous les domaines de la vie. Nous sommes soumis à une grande pression de penser et de comprendre toute activité selon les principes économiques de rentabilité, même dans les domaines du social.
D’autre part, il y a la politique étrangère. Selon les sondages, les Allemands souhaitent mener une politique étrangère indépendante, se démarquant à l’amiable des grands blocs de pouvoir. Puis, ils s’attendent à ce que leurs intérêts soient pris en compte dans un catalogue de mesures spécifiques. La réalité cependant montre qu’en politique extérieure, nous sommes de plus en plus alignés sur les intérêts des Etats-Unis. Cela va jusqu’aux pressions actuelles, demandant dans le cadre de la crise ukrainienne, de représenter, face à la Russie, les intérêts des Etats-Unis de manière offensive – ce qui est, vu de nos propres intérêts, absolument irresponsable.

Cela ne s’est pas produit d’un jour à l’autre. Dans votre livre, vous remontez plusieurs décennies dans l’histoire.

Oui, il s’agit d’un projet intergénérationnel des élites, développées aux Etats-Unis. Dans ce développement, le point d’ancrage est le Council on Foreign Relations (CFR), le Conseil pour les Affaires étrangères, dont le but est de transformer tous les pays du monde qui leur sont accessibles selon le modèle américain afin de les incorporer dans la Pax Americana étatsunienne. Cela débuta en 1921 et fut renforcé, après la Seconde Guerre mondiale, par la création de diverses sous-organisations dans plus de 170 pays du monde. En Allemagne, par exemple c’est d’une part l’organisation «Atlantik-Brücke», créant les contacts entre les élites allemandes et étatsuniennes, et d’autre part la Deutsche Gesellschaft für Auswärtige Politik (DGAP), appelée German Council on Foreign Relations dans l’espace anglo-saxon et qui est un des laboratoire d’idées («think tank») fournissant des analyses pour l’hégémonie américaine.

Le sous-titre de votre livre suggère qu’il s’agit d’une mise en question sournoise de la démocratie. Si nous analysons la démocratie allemande à l’aune de la Loi fondamentale allemande, pourquoi les activités de ces réseaux n’y correspondent-elles pas et pourquoi dites-vous que tout se passe sournoisement ?

Depuis la Révolution française, il devrait être évident dans toutes les démocraties occidentales – et davantage encore dans les démocraties d’Europe centrale – que toutes les mesures politiques prises et mises en œuvre par les politiciens en tant que représentants de la volonté populaire doivent refléter la volonté majoritaire de la population et respecter ses désirs.
En outre, il s’agit du devoir de transparence face au public. Tout ce qui est débattu et mis en vigueur doit être compréhensible et plausible pour la population, il faut qu’elle puisse savoir qui défend quoi et pour quelle raison. Si, actuellement, les décisions qui ne seraient pas capables d’obtenir la majorité, sont prises en dehors de tout cela, il s’agit déja d’un noyotage sournois. Et cela est contraire à la Loi fondamentale.

Dans votre réponse à la première question, vous avez déjà mentionné qu’il s’agit de la mise en œuvre des conceptions du «radicalisme du marché» …

Exactement !

Pourriez-vous nous donner des exemples nous permettant de reconnaître que les conceptions du «radicalisme du marché» en Allemagne ont été réellement introduites par des réseaux atlantiques ?

Ce qui saute aux yeux, c’est que par un changement de la législation en Allemagne, les fondations ont pu garder beaucoup plus d’argent et ont développé ainsi un tel pouvoir qu’elles sont en état d’imposer leur agenda aux politiciens. Un exemple bien connu est la Fondation Bertelsmann. Cette fondation est la «force des deux cœurs». D’un côté, se trouve le grand groupe médiatique Bertelsmann avec RTL, Stern etc., de l’autre côté, il y a la fondation; les deux coopèrent étroitement pour faire avancer certains points de l’agenda.
Deux des points concrets de la Fondation Bertelsmann sont la privatisation et la commercialisation des services publics. Il y a, par exemple, le projet «Schule&Co» en Rhénanie Nord-Westphalie, où il y a entretemps plus de 250 établissements scolaires, organisés en tant qu’entreprises économiques indépendantes. Cela poursuit l’objectif final de gérer les établissements scolaires selon des critères de rentabilité, de les rendre profitables aussi rapidement que possible et, si possible, de les introduire en bourse.
La même chose se passe avec les universités. Le «Centrum für Hochschulentwicklung» [Centre pour le développement des universités] de la Fondation Bertelsmann entreprend, en coopération avec la Westdeutsche Rektorenkonferenz [Conférence des recteurs des universités de l’Allemagne de l’Ouest], la privatisation des universités dans toute l’Allemagne, c’est-à-dire la diminution des moyens financiers publics et l’acquisition de moyens tiers. Le «Centrum für Krankenhaus-Mangement» [Centre de gestion des hôpitaux] de la Fondation Bertelsmann poursuit le même but. Il a, par exemple, préparé les plans pour la privatisation des cliniques universitaires de Giessen et de Marburg. Cela fut réalisé et les cliniques furent transférées en la possession de Fresenius Medical Care, donc une entreprise privée mue par les bénéfices.

Pour le citoyen lambda, la Fondation Bertelsmann est d’abord une affaire purement allemande. Comment peut-on dire que cette fondation est liée à des réseaux transatlantiques ?

Il est vrai que la Fondation Bertelsmann n’apparaît pas directement en tant qu’organisation pro-américaine. Elle est sise à Gütersloh et fut au début une maison de diffusion de livres évangéliques. Mais il faut y ajouter que plusieurs organisations et fondations, n’étant pas intégrées aussi étroitement dans les réseaux transatlantiques, sont entre temps plus américaines que les Américains eux-mêmes. C’est un phénomène assez étonnant. La Fondation Bertelsmann travaille aussi à Washington, elle y entretient un bureau et demeure étroitement liée à des organisations transatlantiques américaines.

Liz Mohn, la cheffe du groupe, fait-elle partie d’un réseau transatlantique ?

Liz Mohn, elle se tient plutôt à l’écart. Ce sont plutôt ses subordonnés, tel autrefois M. Middelhoff, qui sont plus visibles, mais elle-même se tient à l’écart. Elle figure plutôt comme la bonne amie d’Angela Merkel. On parle aussi du «féminat»: Friede Springer, Angela Merkel et Liz Mohn sont comme un «Triumfeminat» – en allusion au triumvirat romain. Dans les réseaux transatlantiques, on préfère laisser travailler les autres.

Vous avez caractérisé la politique de la radicalisation du marché comme faisant partie de la politique des réseaux. Pourriez-vous nous parler davantage de la politique étrangère ?

Je voudrais attirer votre attention sur la Stiftung Wissenschaft und Politik, sise à Berlin, dont le président Volker Perthes, un orientaliste de renom, a proposé, lors d’une réunion du Council on Foreign Relations d’attaquer l’Iran par l’implantation du ver informatique Stuxnet dans les systèmes de commande de leurs centrales nucléaires. De cette manière, il a activement participé à la guerre des Etats-Unis contre l’Iran.

Quittons un peu l’Allemagne et regardons la situation européenne en général. Y a-t-il aussi une sorte de réseau transatlantique en Europe ? Quelle est la situation de l’UE? Quel rôle joue-t-elle dans le contexte des intérêts américains en Europe ?

D’abord, au niveau social, les élites des Etats-Unis et de l’Europe, sont regroupées au sein des Bilderberger et cela depuis 1954. On dit des Bilderberger qu’ils définissent les détails de la réunification européenne. C’est-à-dire que les réunions des Bilderberger sont également le résultat d’une initiative américaine. En outre, il faut savoir que le projet de l’Union européenne a été planifié du haut vers le bas. Après la Seconde Guerre mondiale, l’intérêt américain était de circonscrire l’Europe occidentale. Les Etats-Unis étaient d’avis que l’Union soviétique voulait s’approprier l’Europe occidentale – à l’aide d’une hégémonie culturelle.
Inspiré par la CIA, on a donc transféré de l’argent en Europe, notamment par des organisations-écrans américaines telle l’American Committee for a United Europe. Ainsi, on a pu créer en Europe des mouvements prétendument démocratiques telle, par exemple, l’Europa-Union qui donna un aspect de mouvement populaire à cette stratégie géopolitique américaine.
Depuis quelques années, il y a du neuf qui s’y ajoute: à l’aide de la construction de l’UE, on exerce de la pression sur les nations, pour qu’elles pensent et agissent dans le sens de la politique du radicalisme du marché. Il existe un grand nombre de documents prouvant qu’il ne s’agit plus que de créer un climat propice aux investissements des entreprises. Voilà la doctrine officielle de l’UE qu’on impose aux gouvernements démocratiquement légitimés, selon le principe que le droit européen prime sur le droit national. C’est bien sûr un procédé profondément anti-démocratique.

Vous avez mentionné les rapports entre l’Allemagne et la Russie. Peut-on dire que ces réseaux transatlantiques risquent de devenir une menace existentielle pour nous ?

Sans aucun doute. Cela est illustré par la crise ukrainienne. A partir d’un certain moment, on put constater que les médias allemands, ayant jusqu’alors caractérisé Vladimir Poutine comme un partenaire fiable, commencèrent à lui porter des coups bas, à le diaboliser. En regardant qui était de la partie, il est facile de constater que tous les initiateurs de cette campagne font partie des réseaux transatlantiques.
La campagne contre le président Poutine et la Russie débuta en même temps dans tous les grands médias. Dans un paysage médiatique libre, on pourrait imaginer qu’il y ait un journal en faveur de la Russie, un autre opposé et un troisième plutôt neutre. Cependant, on n’entendit qu’un seul son de cloche.
Pour les lecteurs, ce fut aussi un point de rupture. De nombreux abonnés fidèles du magazine Spiegel, de l’hebdomadaire Die Zeit et du quotidien «Süddeutsche Zeitung» ont résilié leur abonnement en disant: non, nous ne participons pas à cette pensée unique. Le Spiegel avait même initié un sondage et un forum en posant d’avance une question suggestive: comment stopper Poutine? Ce forum fut clos seulement quelques heures plus tard, car le résultat ne fut pas celui escompté: contrairement à ce que les auteurs attendaient, la grande majorité des participants ne vociférèrent pas contre Poutine mais s’exprimèrent en faveur d’un comportement différencié et respectueux face à la Russie.

Il semble évident que les réseaux transatlantiques exercent une grande influence sur les politiques allemande et européenne mais d’une manière et avec des résultats qui ne sont nullement dans l’intérêt des Allemands ou des Européens.

Certainement pas.

Comment peut-on changer cela, comment faire respecter les intérêts des citoyens ?

En politique étrangère, il faut, par exemple, montrer que les pays émergents tels le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud sont des marchés intéressants pour l’Allemagne. Ce sont des partenaires intéressants et nous risquons d’être coupés d’eux en nous jetant dans les bras des Etats-Unis. Nous risquons donc de perdre tout accès à l’espace asiatique et eurasiatique, ce qui compromettrait fortement nos possibilités de croissance.
L’entrepreneuriat allemand l’a déjà partiellement réalisé. Il y a déjà des forums où l’on s’est clairement prononcé en faveur d’une ouverture envers les Etats BRICS. Actuellement, nous constatons avec surprise que le gouvernement fédéral et même la CSU émettent des signaux inattendus: M. Poutine serait néanmoins un partenaire important et indispensable dans la lutte contre le terrorisme. Il faut traduire cela de la manière suivante: nous avons besoin du gaz et du pétrole russes et la Russie représente un bon marché pour nos produits finis. Il y a bon espoir que les paroles de la raison de nos entrepreneurs allemands gagnent petit à petit en poids et soient entendues.

En ce qui concerne la population en général, il faut continuer à nous mettre en réseau.

Qu’est-ce qui vous a mené à écrire ce livre ?

En 1998, de nombreuses personnes espéraient qu’avec le gouvernement Schröder/Fischer les choses allaient s’améliorer, devenir plus pacifiques et plus sociales que sous les gouvernements antérieurs. Cela ne s’est pas fait. C’est exactement le contraire qui s’est produit. Alors, on se demande pourquoi. Pourquoi ne réussit-on pas à imposer un changement de politique à l’aide des moyens traditionnels de la démocratie parlementaire ? Pourquoi tout part dans le sens contraire ? Là, ma curiosité s’est éveillée et j’ai commencé à faire des recherches pour trouver les liens entre ces personnes.

Très vite, j’ai pu constater que par exemple Joschka Fischer faisait déjà partie des réseaux transatlantiques depuis belle lurette. Sans le soutien massif de la Fondation Bertelsmann et du groupe médiatique de Bertelsmann, ni Fischer ni Schröder n’auraient jamais pu devenir ministres. Lors des derniers débats de la campagne électorale, on s’étonnait déjà de voir Fischer en accord dans un grand nombre de points avec Volker Rühe de la CDU, ministre de la Défense de l’époque. M. Rühe défendait la participation de la Bundeswehr à des opérations à l’étranger; il défendit donc la guerre contre la Yougoslavie au contraire de Helmut Kohl, son chancelier d’alors.
A peine arrivé au gouvernement, Joschka Fischer continue là où Hitler avait dû s’arrêter, à savoir le bombardement de Belgrade. Entretemps, il est devenu cofondateur du European Council on Foreign Relations. Cela aurait été un bienfait d’avoir un Council on Foreign Relations défendant les intérêts purement européens et formant un contrepoids aux instruments d’hégémonie américains. Mais ce fut le contraire. Ce n’est qu’une nouvelle succursale pour défendre les discours et les paradigmes transatlantiques. J’en ai donc tiré la conséquence qu’il fallait d’abord informer les populations, car autrement, on n’arrive pas à percer le brouillard.

Monsieur Ploppa, nous vous remercions pour cette interview.

(Propos recueillis par Karl Müller)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.