Publié par Gilles Munier, 15 Mai 2016
Nous qui nous trouvons dans la zone de confort occidentale ne devons pas battre en retraite ou céder aux fausses accusations d’antisémitisme.
Par Ilan Pappe (revue de presse: Middle East Eye et France-Palestine.org du 11/5/16)*
Il arrive un moment dans le combat d’un mouvement où le succès est à la fois gratifiant et très dangereux. En Afrique du Sud, le régime d’apartheid poursuivait ses politiques les plus cruelles et meurtrières peu de temps avant sa chute. Si vous ne menacez pas spécifiquement un régime ou un État injuste et ses partisans, ceux-ci vous ignorent et ne ressentent pas le besoin de vous affronter ; si vous mettez le doigt sur le problème, cela entraîne une réaction.
C’est ce qu’il s’est passé avec le mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS). Ce mouvement est le prolongement logique de l’excellent travail préalablement réalisé par l’ensemble des groupes et comités de solidarité avec la Palestine. Il fait preuve d’un soutien ferme et indéfectible envers le peuple palestinien grâce à des relations directes avec d’authentiques représentants des communautés palestiniennes en Palestine et à l’étranger. Jusqu’à récemment, Israël considérait qu’il s’agissait d’un développement marginal et inefficace ; certains partisans de la Palestine eux-mêmes s’opposaient au BDS pour la même raison : son inefficacité.
Mais il semble toutefois que le mouvement ait dépassé les attentes de ses propres fondateurs en ce qui concerne son efficacité. Cela n’a rien de surprenant : il reflète un renouveau général de la politique, comme en témoignent les jeunes électeurs qui ont voté pour Jeremy Corbyn au Royaume-Uni et pour Bernie Sanders aux États-Unis. Cette recherche d’une politique plus saine et plus éthique qui ose remettre en cause la configuration néolibérale de l’économie et de la politique occidentales a paradoxalement poussé ces jeunes gens à soutenir deux vieux messieurs qui représentent une forme pure de la politique.
Cette politique plus pure entraîne dans son sillage un solide soutien au peuple palestinien. Aujourd’hui, la seule façon d’exprimer son soutien aux Palestiniens en dehors de la Palestine est le BDS. Au Royaume-Uni, cette logique est comprise par ceux qui ont voté pour Jeremy Corbyn et par ceux qui s’engagent par ailleurs pour des causes telles que la justice sociale, les stratégies écologiques et les droits de l’homme et des autochtones.
Certains membres des élites politiques et de la classe dirigeante occupant des fonctions très élevées expriment un soutien clair et décomplexé envers la Palestine. À quel moment le chef de l’opposition britannique et le candidat présidentiel américain ont-ils manifesté un tel soutien ? Même si le soutien du second est plutôt chétif et timide, dans la sphère politique américaine, un candidat qui se permet de ne pas assister à la conférence de l’AIPAC sans provoquer de cataclysme constitue une révolution.
Voici la toile de fond de l’attaque violente que subissent actuellement le Parti travailliste britannique et Jeremy Corbyn. Tout ce que les sionistes britanniques désignent comme une expression d’antisémitisme, c’est-à-dire, la plupart du temps, des critiques légitimes à l’encontre d’Israël, a déjà été dit au cours des cinquante dernières années. Le lobby sioniste britannique, supervisé directement par Israël, y a recours car la position clairement antisioniste du BDS a atteint les échelons supérieurs. Les sionistes sont véritablement terrifiés par ce développement. Félicitations au mouvement BDS !
Il faut admettre que la réaction est forte et brutale. Toutefois, le fait de capituler en suspendant des membres de partis, en congédiant des représentants étudiants et en s’excusant inutilement pour des crimes qui n’ont pas été commis n’est pas la bonne méthode pour y faire face. Nous menons un combat pour que la Palestine et Israël soient libres et démocratiques : la peur de l’intimidation sioniste n’est pas la marche à suivre. Les jours à venir seront très éprouvants et nous devrons non seulement être patients mais aussi retourner à la tribune, sur les sites web, à la radio et à la télévision pour expliquer de nouveau ce qui est évident pour bon nombre d’entre nous : le sionisme n’est pas le judaïsme et l’antisionisme n’est pas synonyme d’antisémitisme.
Le sionisme n’a pas été le remède au pire épisode antisémite qu’a vécu l’Europe : l’Holocauste. Le sionisme n’a pas été la bonne réponse à cette atrocité. En réalité, lorsque les dirigeants européens ont apporté leur soutien au sionisme sans l’ombre d’une hésitation, leurs motivations étaient bien souvent antisémites. Comment expliquer autrement que l’Europe n’ait rien fait alors que le régime nazi exterminait les juifs et qu’elle ait demandé pardon en soutenant un nouveau plan visant à se débarrasser des juifs en les envoyant coloniser la Palestine ? Rien de surprenant à ce que cette logique absurde n’ait pas mis un terme à cet élan antisémite. Elle l’a plutôt entretenu.
Mais cette histoire appartient au passé. Les colons juifs et les Palestiniens indigènes partagent un territoire et continueront de le faire à l’avenir. La meilleure façon de lutter contre l’antisémitisme aujourd’hui consiste à faire de ce territoire un État libre et démocratique reposant autant que possible sur des principes économiques, sociaux et politiques justes et équitables. Il s’agira d’une transformation complexe et douloureuse de la réalité sur le terrain dont la mise en œuvre prendra peut-être des décennies. Mais il est urgent de commencer à l’évoquer clairement, sans peur, sans apologétique inutile ni fausse référence à la realpolitik.
Jeremy Corbin trouvera peut-être difficile de sensibiliser son parti à la nécessité d’adopter un discours honnête et éthique sur la Palestine. Il a déjà tant fait pour cette cause que nous devons être patients, même si certaines de ses réactions et celles de son parti sont décevantes (malgré le fait qu’il soit de toute façon évident que les récentes disputes au sein du Parti travailliste pour des questions d’antisémitisme résultent principalement d’une tentative des blairistes du parti, qui ont toujours été à la botte des sionistes, pour discréditer Jeremy Corbyn au même titre qu’Israël les utilise dans un effort désespéré pour mettre un terme au basculement massif de l’opinion publique britannique en sa défaveur).

Jeremy Corbyn, chef du Parti travailliste et de l’opposition britanniques (Londres le 12/09/15 – AFP)