Les fondements d’une éthique basée sur le bien commun et la paix

Présentation de l’ouvrage de référence «Internationale Ethik» de Rudolf Weiler

par Joachim Hoefele, Urs Knoblauch et Elisabeth Nussbaumer*  Horizons et Débats, 14 mai 2018

Les tensions politiques actuelles dans le monde montrent la nécessité des bases éthiques universelles en vue d’une vie en liberté, en justice et en paix. L’éthique ne doit être ni arbitraire, ni se prêter à l’abus. L’éthique fondée sur le droit naturel présentée ici se base sur la nature personnaliste et sociale de l’être humain. Y sont liés le principe universel de la liberté et de la dignité de tout être humain, ainsi que le respect de la vie. La morale et l’éthique doivent être replacées au centre du vivre-ensemble de la communauté mondiale. Les préoccupations décisives de l’éthique du droit naturel, des droits humains universels et de la Charte des Nations Unies sont la garantie de la paix et de la justice pour tous les êtres humains

Dans le précieux ouvrage de référence du professeur Rudolf Weiler, intitulé «Internationale Ethik» (IE), paru en 1986/1989 aux Editions Duncker & Humblot à Berlin, l’éthique basée sur le bien commun et la paix se trouve au centre. Ci-dessous, nous allons présenter quelques réflexions fondamentales. L’auteur, spécialiste renommé en éthique sociale catholique, fut appelé, à la demande de Johannes Messner, comme son successeur à la chaire d’éthique sociale de la Faculté de théologie catholique de l’Université de Vienne. Weiler y fonda l’Institut de Paix interdisciplinaire, suivant sa conviction que dans les domaines de la liberté, de la justice et de la paix seule la collaboration interdisciplinaire permet d’élaborer des solutions solides.
Après la mort de Johannes Messner, son prédécesseur, Weiler initia la création de la Johannes Messner-Gesellschaft et devint le responsable de la succession de son œuvre. Dans les années 1960, la nécessité d’un projet pour une «Ethique internationale» devint évident puisqu’ à cette époque, les conflits idéologiques, et un pluralisme et relativisme fut de plus en plus promu dans le domaine social. Le sujet de l’«éthique internationale» n’a rien perdu de son importance jusqu’à nos jours. Il appartient aux mérites de l’auteur de défendre une position ancrée sur l’éthique du droit naturel.

Vue d’ensemble des problèmes éthiques fondamentaux dans les relations internationales

Dans sa vue d’ensemble sur les problèmes éthiques fondamentaux dans les relations internationales, Rudolf Weiler part du concept personnaliste de l’homme et de sa nature sociale, introduisant le lecteur ainsi dans les fondements d’une éthique internationale basée sur des données scientifiques. Il le fait en partant des bases anthropologiques et psychologiques de la nature humaine. Ce sont des fondements offrant une orientation fiable à une époque où l’arbitraire, le relativisme et le nihilisme sont en constante augmentation.
Dans le domaine des sciences sociales nécessaires au fondement d’une éthique internationale, Weiler souligne que l’empirisme (priorité du quantitatif) peut mener à la conception étroite du scientisme (IE, p. 21). C’est pourquoi la compréhension personnaliste de l’homme, la réalité de sa nature profonde, les fondements moraux et éthiques et une analyse réaliste de la situation politique sont indispensables.
Selon Weiler, il faut concevoir l’éthique internationale comme «la science de l’ordre moral des relations humaines interétatiques, et notamment de la communauté des peuples. […] Elle est un domaine particulier de l’éthique sociale en relation avec la dimension internationale du comportement social des êtres humains, de l’individu au groupe social jusqu’à l’humanité toute entière, et se rapporte tant aux ordres moraux valables dans le domaine de l’économie que de la politique.» (IE, p. 20)

De l’Antiquité aux déclarations modernes des droits humains

Dans ce contexte Rudolf Weiler, à l’instar de Johannes Messner, dirige notre attention sur l’évolution de l’éthique internationale, partant de l’antiquité grecque, passant par la philosophie chrétienne de Thomas d’Aquin et l’Ecole de Salamanque en Espagne jusqu’à la Déclaration universelle des Droits de l’homme et du droit international (universel). Le jésuite Francisco Suàrez (1548–1617) fut un des nombreux fondateurs de la doctrine espagnole du droit des gens liés à l’ancienne scolastique. «Selon le droit des gens espagnol, la communauté des Etats est une communauté universelle enracinée dans le droit naturel, dans laquelle les Etats individuels sont intégrés. Tout comme l’individu humain est de par sa nature un être social, les Etats ont également une nature sociale et ont besoin d’un ordre légal réglant leurs rapports mutuels. Celle-ci découle du droit naturel et prend ses contours selon l’utilité et l’évolution de la vie interpersonnelle, suite à un consensus international et le droit contractuel.» (IE, p. 6)
Les représentants de la doctrine espagnole du droit international s’efforçaient «à créer des tribunaux arbitraux pour régler les litiges entre Etats et empêcher les guerres. La guerre pour la propagation de la religion était clairement rejetée» (IE, p. 7). Dans ce contexte, Suarez parle «la première fois explicitement du Bonum commune generis humani.» (IE p. 84) Garantir la paix en tant que «Bien commun» de l’humanité est compris comme un devoir auquel chaque individu devrait contribuer avec ses fondements éthiques.

Le règne du droit pour tous les Etats

Cette évolution en direction du «règne du droit comme règles juridiques suprêmes pour tous les Etats, chrétiens ou païens» (IE, p. 35) fut à l’origine du « droit dans sa forme écrite, fondant ainsi ‹una res publica› pour toute l’humanité» (IE, p. 35).
«La communauté universelle de l’espèce humaine constitue, à travers les liens entre les peuples organisés en Etats, une essence politique unique, n’étant pas un simple produit des volontés arbitraires humaines, mais fondée ‹dans la réalité conforme à la nature humaine›.» (IE, p. 35s.) Ainsi on aplanit la voie vers le droit international, vers les droits humains et une éthique basée sur le droit naturel, valables pour la totalité de la famille humaine et étatique. Cette évolution est essentiellement liée à Hugo Grotius (1583–1645), Samuel Pufendorf (1632–1694) et d’autres pionniers ainsi qu’à de nombreuses encycliques papales.
La fondation de l’Organisation des Nations Unies, la création de la Charte de l’ONU de 1945 et la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ainsi que d’autres documents et accords internationaux sont également fondés sur le droit naturel, l’image personnaliste et la nature sociale de l’être humain ainsi que sur les acquis des sciences humaines créant ainsi les préalables pour une éthique universelle dans le sens du bien commun. Le préambule de la Convention sur les droits de l’homme stipule: «Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde, […] l’Assemblée générale proclame la présente Déclaration universelle des droits de l’homme comme l’idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations […]». A l’aide de la Déclaration universelle des droits de l’homme on a pu, selon Weiler, «terminer des conflits guerriers» et «désamorcer d’autres à temps» (IE, p. 223).

L’être humain, un être individuel et social au centre de l’éthique de paix

L’être humain, en tant «qu’unité physico-spirituelle et être individuel et social» (IE, p. 67), se trouve au centre de l’éthique et de la question de paix. «La condition sociale de l’être humain est donc la compréhension que tous ses semblables ont la même nature et de sa tâche de rendre effectif cette vue d’un système relationnel interpersonnel pour que personne ne soit exclu de la dignité humaine.» (IE, p. 68s.) La réalisation du bien commun de l’humanité est reliée à ce concept.
L’humanité a, au cours de son développement, reconnu la même dignité et les mêmes droits à tous ses membres. «Au cours de la prise de conscience de la dignité humaine générale et des droits humains qui en découlent» est née «une dynamique délicate de la conscience du droit de l’humanité plaçant tout ordre arbitraire de nature politique devant le tribunal de cette humanité. L’être humain a au moins développé une conscience pour évaluer le pouvoir politique, quand il se transforme en despotisme totalitaire.» (IE, p. 28)

L’aspiration à la paix fait partie de la nature sociale de l’être humain

«La paix est une notion réservée à la configuration sociale humaine […]» (IE, p. 67). C’est pourquoi «les menaces contre la paix ont leurs racines dans la faillibilité des hommes» (IE, p. 7). En dépit de cela l’aspiration à la paix (en tant que disposition de base humaine) fait partie de la nature sociale de l’être humain. «Au fond, l’aspiration à la paix témoigne de l’espérance morale et créative des hommes à réaliser la paix (en dépit des données régnantes).» (IE, p. 67). L’aspiration humaine à la paix s’exprime dans l’ordre international et est également l’objectif profond de la nature humaine. «La quête de la paix et les conditions qui y mènent sont inséparablement liées à l’être humain. Une fois que la paix est reconnue en tant que valeur humaine universelle, elle devient partie intégrale et une qualité essentielle de l’idéal de la formation humaine.» (IE, p. 67)

Education et formation dans l’esprit de la compassion humaine

L’éducation et la formation doivent donc promouvoir l’esprit de la compassion humaine pouvant promouvoir la justice et la paix; dans le domaine de la formation, aucune communauté ne doit renoncer aux acquis accumulés par l’humanité au cours des siècles, car le manque de formation, notamment le manque d’éthique, de conscience et de conscience civique a de lourdes conséquences. L’égalité du droit pour tous les citoyens, garantie par la Constitution dans les Etats libéraux, doit être renforcée par l’enseignement quotidien de toutes les jeunes personnes et devenir dans les relations interpersonnelles la base de l’égalité vécue pour qu’il puisse remplir entièrement ses devoirs en tant que citoyen.
Les tâches essentielles de l’école publique sont donc entre autres: le développement et la promotion des facultés ou des vertus élémentaires comme

  • la lecture et la compréhension de textes, l’écriture, le calcul, la compréhension de contextes et de problèmes complexes, l’objectivité, la pensée scientifique et historique;
  • Le sens de la performance, la persévérance, l’orientation courageuse et honnête de sa vie privée, le sens de la responsabilité tant envers soi-même qu’envers autrui, la capacité à la coopération et à trouver des solutions pacifiques et démocratiques et à les mettre en œuvre;
  • la conscience morale, le sens de justice, l’empathie, les liens intérieurs envers autrui, le respect de sa patrie, de sa culture, de sa nation et de son propre vécu.

L’Etat et la communauté des Etats dans le cadre du droit naturel

«Le point de départ et la valeur fondamentale de l’éthique internationale est l’identité de la nature dans chaque individu et dans toute l’humanité. L’homme en tant qu’être social crée l’Etat comme la suprême union sociale fondamentale, faisant elle-même partie de la communauté universelle des Etats.» (IE, p. 94)
L’éthique du droit naturel forme la base commune: «L’éthos de notre humanité actuelle n’est donc pas simplement décrite, mais elle est également analysée et fondée puisqu’il s’agit d’éveiller et de promouvoir partout dans le monde les forces morales en faveur de la paix. Selon notre compréhension, la conscience de l’homme, faisant partie de la raison, n’est au fond orientée que vers le bien et ainsi le bien de la paix.» (IE, p. Xs.)
Ainsi, la dignité de la personne, la coopération interpersonnelle d’égal à égal et le droit sont la base de la vie nationale et internationale. «Comme on attribue à chaque individu, suite à l’identité fondamentale de leur nature, un minimum de droits égaux, en dépit de leurs disparités individuelles, la communauté des Etats, elle aussi, ne se réalise que sous condition que tous les Etats disposent d’un minimum de droits garantis, en dépit de leurs disparités dans les domaines du territoire, des populations, des ressources naturelles, des formes organisationnelles des entités politiques et économiques et des systèmes sociaux.» (IE, p. 94)

Ordre juridique, droit international et bien commun

«L’ordre moral du vivre-ensemble pacifique des peuples» exige «également un ordre juridique international efficace dans le cadre du droit international existant, auquel il incombe comme tâche principale concrète, en vue du maintien de la paix et du bien-être mondial, à veiller à leur application selon les principes de l’éthique internationale.» (IE, p. X)
Weiler met l’accent sur l’importance décisive du bien commun sous forme d’un «bien commun mondial dérivé du droit naturel et intégrant les évolutions du droit international, y compris les développements modernes d’organisations internationales et de regroupements de pays à dimension globale […]» (IE, p. 36) sur la base de l’éthique internationale. La voie et le but de l’éthique internationale, c’est la solidarité sociale naturelle ainsi que «l’équivalence de tous les membres de la famille humaine» où «personne n’est exclu suite à un esprit de classe ou de caste, de racisme ou de nationalisme» (IE, p. 61).
Actuellement, il faut y ajouter l’esprit de justice dans le sens des droits de l’homme pour tous les habitants du monde. Parallèlement aux «traditions de la pensée au niveau national, les comportements de compassion et d’esprit de partage envers et avec d’autres cultures et peuples sont de grande importance» (IE, p. 60). L’éthique internationale représente donc «la recherche de relations sociales au lieu de la destruction.» (IE, p. 60)

Protection militaire des populations et des nations

Au vu de la situation mondiale actuelle, la protection militaire des populations et des nations est nécessaire. «Seule la formation militaire en pleine conscience que toute intervention militaire exige une justification normative peut être acceptée comme partie de l’éducation à la paix. Elle-aussi doit être renvoyée à l’éthique de la paix.» (IE, p. 72). Et Weiler de continuer: «L’éducation à la paix ne pourra jamais revendiquer le pacifisme absolu. Cependant, elle permettra le choix, selon une décision prise en toute conscience, de servir la paix avec ou sans armes. Elle favorisera toujours les solutions pacifiques plutôt que les solutions militaires» (IE, p. 72). Ainsi Weiler justifie le droit fondamental des Etats à l’auto-défense en cas d’agression. Le principe de la proportionnalité doit cependant être pris en compte.

L’éthique de paix doit promouvoir la paix

«L’éthique de paix, en tant que partie cruciale de l’éthique internationale, peut reconnaître les évolutions en cours pour promouvoir la paix et renforcer les forces morales de l’esprit. Elle peut ramener des évolutions négatives aux notions morales fondamentales et accompagner avec un esprit critique les initiatives en faveur d’une humanité solidaire vivant en paix, en liberté et en justice.» Notre époque «nous place également dans les questions internationales devant un grand défi pour l’éthique.» (IE, p. 225).     •

* Joachim Hoefele, Haute Ecole Winterthour; Urs Koblauch, journaliste culturel, Fruthwilen/CH; Elisabeth Nussbaumer, psychologue et enseignante.

(Traduction Horizons et débats)

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