A propos de la prétendue ingérence de la Russie dans la campagne électorale américaine
par Nicola Ferronato, politologue
Le 6 janvier 2017, les services de renseignement américains CIA, FBI et NSA ont publié un rapport de 25 pages («Contexte de l’‹évaluation des activités et des intentions russes lors des récentes élections américaines›: processus analytique et attribution des cyber-incidents»*) dénonçant l’ingérence de la Russie dans le processus des élections américaines. La Russie, et son président en personne, seraient coupables d’avoir piraté les serveurs du Comité national du parti démocrate (DNC) et du camp de Hillary Rodham Clinton (HRC), afin de favoriser Donald J. Trump dans la course à la présidentielle. Cet article offre une brève analyse du rapport en question et le critique pour son manque d’arguments et de preuves.
Le rapport accuse la Russie sans présenter de preuves
Les services de renseignement américains sont catégoriques: toute une nation est coupable. En effet, il est prouvé, déclare-t-on dans l’introduction du rapport, que «la Russie a mis en œuvre une campagne de cyber-attaques afin d’influencer les récentes élections aux États-Unis» (p. II). Et il serait évident pour les agents du renseignement américain que Poutine prévoit «d’appliquer son savoir-faire, aguerri durant les élections […] ailleurs dans le monde pour y influencer des élections futures» (p. III).
Ce rapport publié par le directeur du Renseignement national (appelé «rapport» ci-après), ayant rassemblé les analyses de la CIA, du FBI et de la NSA, ne laisse aucun doute quant à la culpabilité de la Russie et encore moins quant à celle du président Poutine en personne. «Nous concluons que le président russe Vladimir Poutine a ordonné la mise en œuvre d’une campagne d’influence en 2016 visant les élections présidentielles américaines» (p. II), lit-on dans l’introduction du rapport. Ceci est la première accusation directe qui reste, hélas, non-prouvée. Il semblerait, malheureusement, que les arguments du rapport se fondent largement sur des estimations émotives et des opinions. Les agences de renseignement sont explicites: «La plupart des arguments-clés de ce rapport sont […] conformes à notre appréciation du comportement de la Russie». Mais aucune précision technique concrète n’est avancée ! Comme c’est embarrassant pour trois agences de renseignement pourtant si respectées à travers le monde! Le rapport accuse la Russie, et sans preuve! – à l’instar du rapport de la CIA de 2002 affirmant que l’Irak possédait des armes de destruction massive. C’est sur ce rapport de 2002, d’ailleurs, que l’administration Bush a principalement fondé et légitimé sa politique de guerre au Moyen-Orient dans les années qui ont suivi. Ne sous-estimons donc pas l’importance et l’influence que peut avoir ce genre de document sur la politique étrangère américaine. A l’heure actuelle déjà, le rapport du 6 janvier a des répercussions. Suite à sa publication, l’ancien président américain Barack Obama a de nouveau renforcé les sanctions contre la Russie. Plusieurs nouvelles entités gouvernementales sont à présent listées sur les protocoles de sanctions économiques, ainsi que 6 citoyens russes. Plus encore, deux résidences à disposition de l’ambassade russe aux États-Unis (à Long Island et Maryland’s Eastern Shore) ont été retirées à la représentation diplomatique, les diplomates ne disposant que de 24 heures pour quitter les lieux. Et par dessus tout, 35 diplomates et leurs familles ont été expulsés du territoire américain suite à des «soupçons d’espionnage».
Les accusations des services de renseignement américains contre Moscou semblent infondées
Beaucoup d’autres accusations des services de renseignement américains contre Moscou semblent, à cette heure, infondées. Par exemple, lit-on dans le rapport que «la campagne de Moscou à l’encontre des élections américaines reflète des années d’investissement et de préparation dans les moyens d’action». Les Russes savaient-ils donc déjà que Donald Trump allait affronter Hillary Clinton plusieurs années avant l’élection ? Une autre accusation affirme qu’«en juillet 2015, les services secrets russes ont eu accès au serveur du Comité national du parti démocrate (DNC) et auraient maintenu cet accès au moins jusqu’en juin 2016». Il est difficile de penser, et peu plausible, qu’un cyber-pirate aurait pu conserver un accès illimité au serveur du DNC aussi longtemps puisque le piratage n’est pas un moyen de cyber-intrusion très discret, et il est encore mois plausible que le Kremlin soit ce pirate. La seule information plus ou moins technique du rapport est la suivante: «Nous concluons que le GRU (services secrets russes) s’est servi de ‹Guccifer 2.0›, ‹DCLeaks.com› et ‹Wiki-leaks›» (p. 2) pour publier des informations susceptibles d’endommager l’image du gouvernement américain et celle du Parti démocrate. Là encore, aucune preuve n’est présentée.
Ce rapport pourrait être le travail d’un étudiant de première année
En outre, dans ce rapport sur les prétendues cyber-attaques russes, publié par les meilleures agences de renseignement du monde, environ 7 pages sur 25 sont exclusivement consacrées à la chaîne de télévision russe RT (Russia Today). Cette chaîne, subventionnée par l’État, aurait, elle aussi, participé à cette campagne criminelle contre la démocratie aux États-Unis. On peut se demander pourquoi les services de renseignement américains évaluent l’influence de RT et celle des prétendus hacks sur l’élection dans un même document, comme s’il s’agissait de la même chose. Ce sont deux thèmes très différents devant être étudiés séparément. En mélangeant des sujets si hétérogènes et éloignés, le rapport ne fait que brouiller les pistes, offusquer la pertinence du texte et enténébrer la compréhension des lecteurs. On pourrait presque croire que c’est intentionnel. Enfin, il est dur de comprendre le lien entre RT et le rapport qui, ne l’oublions pas, a pour titre: «Evaluation des activités et intentions russes lors des récentes élections américaines: processus analytique et attribution des cyber-incidents» ?
Mais, au fait, quel crime la chaîne RT a-t-elle commis ? Les agences de renseignement lui reprochent d’avoir soutenu Trump plutôt que Clinton. Certes, il semble que Trump soit le candidat de prédilection de la direction de RT, mais qu’importe ? Les directions de CNN, du «New York Times», de la BBC et la plupart des autres médias «mainstream» internationaux favorisaient, eux, Mme Clinton. D’ailleurs, n’est-il pas normal que les médias russes puissent préférer Trump à Clinton. En effet, Trump, dans sa campagne, avait émis le souhait de développer de meilleures relations avec la Russie alors que Mme Clinton appelait ouvertement et agressivement à davantage de confrontation directe et de sanctions à l’égard de la Russie ? Il est ironique, presque drôle, de constater la prétention des services de renseignement à s’étonner du fait que les Russes puissent avoir une préférence.
Il est décevant de lire des pages entières d’accusations contre une chaîne de télévision dans un rapport censé être des plus professionnels et du plus haut niveau. Si l’on scrute attentivement le rapport, force est de constater qu’il y est fait référence 106 fois au mot «RT» dans ces 25 pages consacrées au «cyber-incident» en question. Considérant les nombreuses pages-titre quasiment vides, la place prépondérante que prend cette chaîne de télévision aux yeux des services de renseignement est surprenante. Faites le calcul vous-même: 106 divisé par 25. Vous trouverez le nombre de fois que RT est mentionné sur chaque page. Par effet de contraste, il est intéressant de noter que le mot «cyber» apparaît une quinzaine de fois dans le document; et le mot «Poutine» apparaît une trentaine de fois. Le moins qu’on puisse dire est que ce rapport pourrait être le travail d’un étudiant de première année: parsemé de jolies photos, de graphiques simplifiés, d’un vocabulaire simple, exempt de toute velléité technique, etc. On peut légitimement se demander s’il s’agit réellement d’un rapport de renseignement, ou plutôt «d’une déclaration de presse conçue pour la recherche du sensationnel en politique», selon les termes de Julien Assange.
Violation manifeste de la présomption d’innocence
Par ailleurs, il est regrettable de constater que certains médias de masse (notamment CNN, «The New York Times», BBC, «The Guardian») se soient aveuglément basés sur le rapport décrit ci-dessus, sans esprit critique, pour frapper la Russie à leur tour. Beaucoup de médias européens cependant, notamment français («Le Monde», «Le Figaro») et allemands («Frankfurter Allgemeine Zeitung», Der Spiegel, «Süddeutsche Zeitung»), ont étudié le rapport de manière un plus critique et refusent de suivre la trajectoire hyperbolique des médias britanniques et américains. Aussi, malgré les tensions accrues qu’inspire le rapport entre les États-Unis et la Russie, il semblerait que le président Donald Trump refuse de se laisser entraîner par les allégations des trois agences à l’origine du rapport. Il semble se baser sur le principe de la présomption d’innocence, ce qui est honorable. Il s’agit d’un principe qui est reconnu dans la plupart des démocraties et se trouve dans l’article 11 de la Déclaration universelle des droits de l’homme: «Toute personne accusée d’un acte délictueux est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie au cours d’un procès public où toutes les garanties nécessaires à sa défense lui auront été assurées». La Russie n’est pas une personne physique, certes, mais une personne morale et mérite qu’on la présume, jusqu’à preuve du contraire, innocente. Il est probable que les agences de renseignement américaines aient des indices davantage probants que ceux présentés dans leur rapport, mais qu’elles ne veulent pas les rendre publiques. Il est possible aussi que des cyber-attaques dilettantes aient eues lieu depuis la Russie à l’encontre d’institutions américaines avant ou durant la période des élections. Que des hackers américains pénètrent des institutions russes est chose très envisageable aussi, surtout dans un monde ou l’insécurité informatique s’aggrave rapidement. Bref, ce qui n’est pas probable, toutefois, c’est que le Kremlin et Poutine en personne aient commandité de telles attaques. Peut-être connaîtrons-nous un jour la vérité sur ces histoires de hacks et de leaks. Pour l’instant toutefois, on ne peut que spéculer. Par conséquent, il est impossible de tirer des conclusions certaines à partir de ces arguments émotifs émanant de discours politiques.
Il se pourrait que les trois agences de renseignement se soient tirées une balle dans le pied. Laisser entendre que les Russes puissent influencer le résultat d’une élection présidentielle aux États-Unis et suggérer que Trump, par conséquent, ne soit pas légitimement élu, est contre-productif. Trump est le président, et elles doivent maintenant travailler avec et pour lui, quoi qu’il arrive. Les accusations injustifiées du rapport illustrent donc un certain manque de respect, ou tout du moins du mépris, envers le système démocratique américain et envers le peuple qui l’a créé.
* Intelligence Community Assessment (ICA), «Background to ‹Assessing Russian Activities and Intentions in Recent US Elections›: The Analytic Process and Cyber Incident Attribution», 6 January 2017