Turquie

L’Occident et la Turquie: un sale jeu qui dure

 Turquie

par Willy Wimmer

Depuis le sommet de l’UE avec la Turquie du 6 et 7 mars, d’importants fonctionnaires dirigeants de l’UE et quelques rares Etats de l’UE – en première ligne la chancelière allemande – ont donné le mot d’ordre qu’une solution durable avec la Turquie concernant la question migratoire va bientôt être finalisée et résoudra durablement les problèmes des mois passés. Willy Wimmer a été pendant plus de 30 ans député du Bundestag de la CDU, secrétaire d’Etat au ministère de la Défense et vice-président de l’Assemblée parlementaire de l’OSCE. Son analyse illustre pourquoi l’espoir d’arriver à un accord durable dans la question des réfugiés avec la Turquie est une chimère. Non seulement à cause des revendications de la Turquie et les contenus des programmes prévus, mais aussi parce que l’Occident lui-même joue un sale jeu avec la Turquie: d’une part, on veut la garder comme alliée militaire dans la région du Moyen-Orient, d’autre part, on soutient déjà depuis des années – depuis l’agression illégale, en violation du droit international, de l’OTAN contre la Yougoslavie en 1999 – une politique de désintégration de ce pays et la formation d’un Etat kurde. Willy Wimmer craint que l’Allemagne puisse soudainement se retrouver dans une situation internationale difficile, suite à laquelle elle aurait à payer un prix très élevé, comme cela s’est produit à la suite de la Première Guerre mondiale.

Quiconque le désire peut prendre connaissance de ce que la Turquie veut et demeure en état de faire, en volant en hélicoptère entre la métropole de Diyarbakir et la frontière irako-syrienne par dessus un paysage presque infini. Jusqu’à l’horizon, on observe au début de l’été des champs de céréales. Mais ce n’est qu’une première vue, il est nécessaire de regarder plus attentivement. A tout moment, on reconnaît des murs de fondation de maisons, de villages et de villes détruites au milieu du vert soutenu. Ils témoignent de la lutte du gouvernement turc contre les Kurdes au cours des années 1970 quand plus de 3000 villages et villes ont été rasés. Des centaines de milliers de personnes ont ainsi perdu leur base de vie et leur patrie. Cela s’est passé avec l’aide de grands propriétaires terriens kurdes soutenant le gouvernement turc à Ankara dans la lutte contre les Kurdes. Prétendument, il s’agissait jadis comme aujourd’hui de combattre le PKK, mais en réalité, Ankara créa de cette manière une immense région dépeuplée pour tenir à distance les Kurdes d’Irak et de Syrie. Aux millions de personnes, ayant dû quitter leur patrie, il ne resta rien d’autre que d’aller vivre sur la côte méditerranée turque ou d’émigrer à Stuttgart ou Cologne.
A l’époque, nous Occidentaux avions accepté cette situation sans broncher, car il y avait une justification officielle de la part du gouvernement turque suite à la guerre froide. Dans la lutte contre le communisme athée qu’on imaginait chez les Kurdes chaque moyen était bon. Donc: éliminons les Kurdes. Dans la République turque cette attitude n’a vraisemblablement pas changée entre temps. La dimension de la lutte semble le prouver.

Nouvelle stratégie de l’OTAN après la «victoire» dans la guerre froide

La guerre de l’OTAN contre Belgrade en 1999 fut ressentie à Ankara comme si l’on sonnait le glas pour la Turquie. Sans s’occuper du droit international en vigueur, l’Occident s’est mis à nettoyer les Balkans de toute influence russe et de les fileter à sa guise, bombes sur Belgrade incluses. Précisément pour un pays de transit comme la Turquie, il était évident que les démarches occidentales dans les Balkans visaient au contrôle des tracés des voies de transport du pétrole et du gaz.
Mme Ciller, chef du gouvernement turc d’alors, a entrepris diverses activités dans les Balkans pour éviter le pire. Le gouvernement turc n’avait qu’à observer son propre pays, pour étudier les conséquences des séparations ethniques que poursuivaient notamment les Etats-Unis pour mieux imposer leurs buts dans cette région. Si l’on compte correctement toutes les peuplades vivant sur le territoire de la Turquie entre les Arméniens, les Kurdes et le Turcs, on arrive à vingt-quatre au sein de la République turque. Donc assez d’aspects à prendre en compte dans les calculs des stratèges occidentaux. Selon le modèle des années 1970, les acteurs des Etats-Unis et de leurs alliés les plus proches savent parfaitement que les flux de déplacés atterriront quelque part entre Flensburg et Passau.

Merkel et le mirage turc

Comme un moulin à prières et avec une sorte de dernier espoir, la Chancelière fédérale encore en fonction parle d’une amélioration de la situation migratoire, pouvant être atteinte uniquement en coopération avec la Turquie. Il faudrait conseiller à Berlin de lire les journaux. Il est effarant de constater toutes ces déclarations d’intention fanfaronnes que nous avons dû subir au cours des derniers mois. En relation avec la Turquie, on a même proposé d’envoyer des bâtiments de l’OTAN dans la mer Égée pour verrouiller les flux migratoires. Les navires n’avaient pas encore quitté leurs ports d’attache quand Ankara ne se sentait déjà plus lié à son engagement: jamais au monde on reprendrait sur territoire turc les personnes sauvées par les bateaux de l’OTAN dans la mer Égée. Mais pourquoi la Turquie devrait-elle se comporter différemment de ceux qui promettent des milliards sans jamais les débourser pour financer l’aide humanitaire turque ? Un «souk» n’est rien à côté de la manière dont on se comporte l’un envers l’autre tout en appelant cela «relations amicales». Cependant Ankara réalise une chose: à l’ouest de la Turquie, on supplie Ankara de coopérer pour stopper la migration vers l’Europe et à l’est du pays, on applique le scalpel contre la volonté de la Turquie – d’ailleurs, par les mêmes acteurs s’activant en Occident pour faciliter les flux migratoires, prochainement aussi de Libye, pour protéger les flancs des guerres américaines.
Ankara a tenté faire disparaître la Syrie de la carte et entend en même temps sonner vigoureusement le glas dans la partie orientale de son territoire.
Depuis la fin de la Première Guerre mondiale le monde a assigné aux Kurdes un destin spécial. On ne leur a pas même accordé ce que les Azéris entre l’Iran et l’Azerbaïdjan avaient obtenu, excepté au cours d’une très courte période.

Apprendre de l’histoire ?

Ce qui se passe actuellement dans cette Grande région, nous renvoie 100 ans en arrière. Tout porte à croire qu’on veut à nouveau nous relier, nous les Allemands, avec le destin de cette région, avec des conséquences que nous ne pourront guère influencer. Pour quiconque s’est approfondi ces dernières semaines dans l’ouvrage historique de David Fromkin* pour trouver des réponses aux questions concernant les problèmes actuels de cette Grande région, la situation actuelle, c’est du déjà-vu. Cette bible de l’histoire récente du Moyen et Proche-Orient est intitulée «The Peace to End All Peace», ce qui est un titre tout à fait adapté à la situation actuelle. Si l’on tire les leçons des événements de l’époque, la grande importance de cette région pour nous en Europe apparaît clairement. Ceci avant tout parce qu’Israël a perdu toute ses craintes de se positionner ouvertement en faveur de l’aspiration des Kurdes à fonder leur propre Etat. Cela a de grandes conséquences, car le gouvernement fédéral n’a pas hésité, tout en connaissant le soutien d’Israël aux Kurdes, à envoyer des troupes dans la région kurde.
C’est une fois de plus du déjà-vu. En Allemagne, on a oublié ce que David Fromkin et d’autres ont écrit. La société juive et notamment les citoyens américains de religion juive étaient très favorables à l’entrée en guerre des Empires centraux contre l’Entente dans la Première Guerre mondiale. Le surplus en droits que les citoyens juifs avaient obtenus dans l’empire allemand, en comparaison à d’autres Etats, y était pour beaucoup. Cela devait changer fondamentalement pour correspondre aux intérêts de l’Entente, comme on a pu le démonter grâce aux archives de Moscou rendues publique par la suite. Le célèbre «Accord Sykes-Picot» entre l’Angle­terre et la France fut un moyen adapté. L’empereur allemand continua à soutenir ses alliés ottomans et ne réagit pas aux exigences envers lui, visant à créer un «foyer national du peuple juif» en Palestine. En fait, en Allemagne, il n’est pas nécessaire d’en dire davantage pour expliquer pourquoi aujourd’hui des soldats allemands se trouvent dans une région, où Israël propage ouvertement et sans fard la formation d’un Etat indépendant. Il est difficile d’agir de manière plus anhistorique en s’étonnant par la suite des conséquences en Allemagne.
(Traduction Horizons et débats)

*  Le livre de David Fromkin «A Peace to End All Peace: The Fall of the Ottoman Empire and the Creation of the Modern Middle East» a paru en 1989. Il décrit les événements, ayant abouti à la désintégration de l’Empire ottoman pendant la Première Guerre mondiale. Cela eut des conséquences drastiques pour le Proche-Orient qui, selon Fromkin, menèrent à une nouvelle guerre mondiale, très peu connue, durant jusqu’à nos jours.

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