La Russie, un cliché hostile

Interview de Hannes Hofbauer *, Vienne

«Les situations actuelles sont plus compréhensibles lorsqu’on présente leurs évolutions historiques respectives»

En mars 2016, l’historien et journaliste autrichien Hannes Hofbauer a publié aux Editions Promedia son nouveau livre «Feindbild Russland. Geschichte einer Dämonisierung» [La Russie, un cliché hostile. Histoire d’une diabolisation].
Lors d’une présentation de son livre, sur invitation de la «Coopérative Zeit-Fragen», l’auteur nous a accordé l’interview suivante.

Dans une de nos prochaines éditions, nous présenterons une analyse approfondie de son livre.

Horizons et débats: Qu’est-ce qui vous a motivé à écrire ce livre sur la situation de la Russie ?

Hannes Hofbauer: Je m’intéresse depuis longtemps à l’Europe de l’Est, notamment à la situation de l’Ukraine orientale depuis la création de l’Ukraine indépendante en 1991. Pour moi, la rupture décisive est apparue en novembre 2013, lors du Sommet de l’Union européenne à Vilnius, où il était prévu de signer un accord d’association entre l’UE et l’Ukraine. De façon surprenante, l’Ukraine n’a pas signé, avant tout pour des raisons économiques, et Bruxelles a simplement ignoré cette position. C’est alors que j’ai réalisé qu’il ne s’agissait plus seulement de l’Ukraine, mais que cette politique agressive de l’Occident visait la Russie. Bruxelles n’a pas accepté le «niet» de Viktor Janoukovytch. Il m’a alors semblé qu’il était temps de réfléchir à la situation au-delà de l’Ukraine, c’est-à-dire d’analyser la relation entre l’Occident – notamment l’UE et ensuite les Etats-Unis – et la Russie.

Qu’est-ce qui vous a fait penser que cette réaction portait sur la Russie ?

Parce que les accords d’association visaient l’Union douanière existant entre la Russie, la Biélorussie, le Kazakhstan et l’Ukraine en tant que membre associé. Cet instrument occidental d’élargissement, ou d’alignement du plus grand nombre possible de pays aux structures économiques et militaires de l’UE, était diamétralement opposé au projet d’intégration sous la direction de la Russie. Il ne s’agissait pas seulement de l’Ukraine, mais de cinq autres anciennes républiques soviétiques. Janoukovytch lui même concevait l’Ukraine comme un pont entre l’Est et l’Ouest, sans tendances dans une seule direction. C’est ce que Bruxelles n’a pas accepté.

 Russie

De quoi parlez-vous dans votre livre ?

En portant le regard sur les dernières vingt années, j’ai compris pourquoi à partir de l’année 2000, puis par la suite, on en est revenu à cette perception hostile, alors que tout au long des années 1990, on avait eu une vision positive de la Russie. Il apparaît que la politique de Boris Eltsine fut destructrice pour la Fédération de Russie, notamment du fait des privatisations sauvages. La Russie avait aussi été démantelée territorialement, les républiques et les régions autonomes se combattaient. L’Etat était en déliquescence. La grande majorité des Russes partage cette analyse et entre temps, il y a également un grand nombre de personnes en Occident qui voient les choses de cette manière. C’est justement à cause de la politique catastrophique d’Eltsine entre 1991 et 1999 que la Russie fut présentée positivement en Occident et aux Etats-Unis. Cela a changé dès la prise de pouvoir par Vladimir Poutine. Cela, à mon avis, du fait que Poutine ait d’emblée déclaré vouloir consolider le pays, tant administrativement qu’économiquement. Il remit l’Etat en place et se battit contre les privatisations sauvages. Cela n’a jusqu’à présent eu qu’un succès relatif. Cette tentative de consolidation de la part de Poutine se heurta en Occident à un fort scepticisme, voire plus tard à une opposition, allant jusqu’à tout ce que nous voyons actuellement – une histoire de diabolisation.

Pourquoi présenter toute l’histoire de cette diabolisation ? Vous commencez votre livre au XVe siècle, l’époque des tsars, pour en venir au présent.

C’est en rapport avec ma formation d’historien. Je suis convaincu que les situations actuelles sont plus compréhensibles, lorsqu’on présente leurs évolutions historiques respectives. Il est donc plutôt logique d’aller voir aux racines de cette diabolisation de la Russie. C’est ainsi qu’au cours de mes recherches, je suis tombé sur la fin du XVe siècle, soit les années entre 1470 et 1480, lorsque Yvan III mit en place le pouvoir des tsars et se débarrassa de l’occupation des tatares. En avançant en direction de la mer Baltique, le tsar a rencontré l’Ordre teutonique et l’Union polonaise-livonienne.
Cette situation d’affrontement géopolitique provoqua de la part de philosophes polonais et allemands les premières tentatives de diabolisation. Le philosophe de Cracovie, Johann von Glogau, a créé la notion du Russe semi-asiatique, barbare et terreux, stéréotype ayant survécu au cours des siècles.

Vous avez expliqué que l’idée de faire reculer les privatisations de l’ère Eltsine en Russie n’eut qu’un succès relatif. Cela signifie-t-il que ce n’en est pas terminé ou que les cercles voulant développer les privatisations sont toujours très actifs ?

En fait, il n’y a qu’un seul domaine de grande importance pour la Russie, le secteur de l’énergie, dans lequel ces privatisations sauvages ont été maîtrisées. Notamment par l’arrestation de Michail Khodorkovsky en octobre 2003, lorsque le Kremlin décida que les capitaux américains ne pourraient s’engager dans ce domaine. Car Khodorkovsky avait l’intention de vendre son groupe Yukos à l’américain Exxon Mobil. Cela fut empêché par son arrestation et tout le secteur est actuellement davantage sous contrôle étatique. Mais pour le reste, la Russie est toujours en grande partie une économie d’oligarques et on ne peut prétendre que la privatisation diminue. L’Etat s’engage dans certains secteurs, par exemple dans les infrastructures. Toutefois les oligarques gardent la main dans bien des domaines.

Après l’arrestation de Khodorkovsky l’atmosphère envers la Russie prit visiblement un tournant en Occident.

Tout à fait, cette situation était inacceptable pour les Etats-Unis. Il s’agissait tout de même de la multinationale américaine Exxon Mobil. Le vice-président américain d’alors, Dick Cheney, participait lui-même aux négociations et Poutine s’était rendu à Washington pour mettre au clair que sans l’aval des instances politiques supérieures une telle négociation ne pouvait aboutir. La réaction des Américains, après l’arrestation de Khodorkovsky, fut très agressive et, selon eux, on ne pouvait plus se fier aux Russes, le capital privé n’étant pas protégé. Il est bon de souligner que dans tout pays, les capitaux étrangers engagés dans des secteurs d’importance stratégique sont observés avec méfiance et hostilité.

Dans un chapitre de votre livre vous parlez de la politique de sanctions contre la Russie.

Les sanctions débutèrent en mars 2014 – en parallèle avec l’effondrement de l’Ukraine et le coup d’Etat contre Janoukovytch, la prise de pouvoir anticonstitutionnelle à Kiev et l’intégration de la Crimée dans la Fédération de Russie. L’Union européenne et les Etats-Unis ont marché la main dans la main. Le 6 mars 2014, on déclara des sanctions contre des personnalités dirigeantes russes, qui auraient, selon les dires de certains, torpillé le processus démocratique en Ukraine – une façon un peu facile de décrire quelle était la situation au début de la guerre civile. Peu après, en avril, les sanctions furent étendues. Il ne s’agissait plus seulement de personnes auxquelles on interdisait les déplacements à l’étranger, auxquelles on bloquait les comptes, etc., mais des entreprises et des secteurs économiques entiers. Trois secteurs sont particulièrement touchés par les sanctions occidentales: les biens militaires, les produits ayant à faire avec l’extraction du pétrole et du gaz naturel, mais pas les livraisons de gaz elles-mêmes, ainsi que le secteur bancaire. La Russie réagit dans la même année 2014 par des contre-sanctions dans le secteur agraire. Cela touche pour l’essentiel les pays de l’Union européenne, du fait que les Etats-Unis n’ont que peu de relations économiques avec la Russie.

Revenons-en à votre livre, notamment à la question de la diabolisation. Vous présentez les événements toujours dans le contexte géostratégique des relations de l’UE avec la Russie. Les méthodes de diabolisation on-t-elles toujours un objectif politique ? Est-ce toujours un instrument politique pour atteindre des buts géopolitiques et stratégiques ?

Les clichés hostiles sont toujours précédés par l’inimité, ils l’accompagnent dans le contexte historique et préparent le pays à d’éventuels affrontements violents. C’est bien un des grands dangers, notamment lorsque la ligne de partage traverse toute l’Europe.
La force la plus violente dans tout cela, ce sont les Etats-Unis, notamment depuis les événements violents du Maïdan à Kiev en février/mars 2014. Il faut le dire clairement. Bien que les accords d’association de l’UE fussent économiquement très expansifs, c’est tout de même la politique américaine qui joue un jeu extrêmement dangereux au niveau géopolitique. C’est d’autant plus dangereux que Washington n’a pas grand chose à perdre suite aux sanctions. Les échanges économiques entre la Russie et l’UE se situaient avant l’embargo entre 30 et 40%, tant dans les importations que les exportations, alors que pour les Etats-Unis cela se situait entre 2 et 3%. C’est-à-dire que tout ce qui se passe dans cette guerre économique ne touche guère les Américains, ce qui leur permet d’ être plus agressifs. J’en tire la conclusion que les Américains ne luttent pas seulement contre la Russie, mais aussi contre l’Union européenne.

Comment peut-on s’opposer à ces clichés hostiles ?

Par l’information et l’instruction, car les médias véhiculant ces clichés dans les ménages ont énormément perdu en crédibilité au cours des dernières années. Je parle ici des médias phares. Les gens cherchent leurs informations par ailleurs, dans les médias alternatifs. On constate, par exemple, que les sanctions sont mal acceptées par les populations en Allemagne, en Autriche et en Suisse. Dans ce dernier pays encore davantage, du fait qu’il ne participe pas aux sanctions, ce qui est un signe positif. Ce cliché hostile est moins enraciné dans le peuple que chez les élites. Même ces dernières sont divisées. Il existe en Allemagne des cercles d’entrepreneurs qui reconnaissent parfaitement à quel point ces sanctions se retournent contre eux et qui s’y opposent pour cette raison.

Les Russes eux-mêmes réalisent-ils cette diabolisation ? Savent-ils comment ils sont présentés dans les médias occidentaux ?

Certainement, et ils se font leurs idées. Au début, lors de l’adhésion de la Crimée à la Fédération de Russie, on avait quelque peine à comprendre cette démarche, du fait qu’on arrivait difficilement à saisir que cela pourrait se développer en une pareille crise. N’oublions pas que les attaques russophobes dataient de bien avant, notamment depuis 1999, lors de la guerre de l’OTAN contre la Yougoslavie. Déjà à ce moment, les relations entre l’Occident et la Russie se sont détériorées. Le peuple russe a vécu, à cette époque, la séparation du Kosovo de la Yougoslavie, et il y était opposé. De nombreux Etats ont reconnu le Kosovo en tant que pays indépendant, d’autres toutefois s’y sont opposés, même dans l’UE, il y a cinq pays ne reconnaissant pas l’Etat indépendant du Kosovo. Aujourd’hui, c’est le contraire. La Russie a englobé une partie de l’Ukraine dans son territoire (il serait nécessaire de traiter l’histoire de la Crimée séparément) et soudainement, on se retrouve pas loin d’un sérieux affrontement militaire. Le peuple russe a eu du mal à comprendre la forte agitation internationale à ce sujet. Les cercles de réflexion de Moscou étaient heureusement fort bien préparés pour ce scénario et discutent ouvertement des conséquences de l’embargo. Certains pensent qu’il serait préférable que la Russie s’approche d’un projet eurasiatique, en se détachant de l’idée d’un espace économique allant de Lisbonne à Vladivostok, pour intégrer un espace allant de BrestLitovsk à Shanghai. Selon d’autres instituts, la Russie ne pourrait subsister économiquement sans l’UE. A vrai dire leur crainte que l’UE ne puisse satisfaire ses promesses d’intégration n’est pas sans fondement, indépendamment des sanctions, en raison du fait qu’elle se trouve elle-même à une croisée de chemin et qu’il n’est pas évident qu’elle continue d’exister telle qu’elle.

Monsieur Hofbauer, nous vous remercions pour cette interview et espérons que votre publication trouvera de nombreux lecteurs et lectrices.

 

(Interview réalisée par Eva-Maria Föllmer-Müller et Erika Vögeli)

Hannes Hofbauer

*  Hannes Hofbauer est né à Vienne en 1955. Il est historien en économie et en sciences sociales et se consacre au journalisme et à l’édition. Il a produit de nombreux ouvrages aux Editions Promedia, dont «Verordnete Wahrheit, Bestrafte Gesinnung. Rechtsprechung als politisches Instrument» (2011) [La vérité imposée, la pensée punie, la juridiction utilisée en tant qu’instrument politique]; «Slowakei. Der mühsame Weg nach Westen» (en collaboration avec David Noack, 2012) [Slovaquie: le chemin douloureux vers l’Ouest]; «Die Diktatur des Kapitals. Souveränitätsverlust im postdemokratischen Zeitalter» (2014) [La dictature du capital. Les pertes de souveraineté dans l’ère post-démocratique].

Nouvelle parution – Willy Wimmer: Le dossier Moscou

hd. Le nouveau livre de Willy Wimmer est disponible à partir du 1er juillet. Au dos, il est écrit: «Un quart de siècle après la fin de la guerre froide, la paix en Europe s’effrite à nouveau. L’OTAN – et avec elle, les médias alignés – ne manque aucune occasion d’accuser Vladimir Poutine de mener une politique d’expansion agressive tout en réarmant ses propres forces et en effectuant des manœuvres délicates aux frontières de la Fédération de Russie. Dans la dernière version de son livre blanc, le gouvernement allemand classifie la Russie de ‹rivale› et la considère comme une menace comparable à l’État islamique.
Willy Wimmer plaide en faveur d’une nouvelle attitude, d’une collaboration en partenariat avec nos voisins orientaux et cela pour de bonnes raisons. Entre 1988 et 1992 – à un moment où les événements s’enchaînaient et ou les activités étatiques étaient quasiment suspendues –, alors qu’il était dans une position de pointe au Ministère de la Défense, il eut la chance de participer à une forme de coopération avec l’Union soviétique, alors dépérissante, possédant cependant une ouverture et un caractère constructif remarquables pour la conception d’une ‹maison commune européenne›.
Cette publication témoigne des nombreux voyages et conversations à la veille de la réunification allemande, notamment en ce qui concerne l’intégration de l’armée populaire nationale dans la Bundeswehr. Mais elle est aussi témoin de la façon dont on essaya d’ignorer les développements prometteurs ou même de les contrecarrer. ‹Le dossier Moscou› révèle également comment les indications de mise en scène pour les tensions actuelles furent préparées.» (ISBN 978-3-943007-12).

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