Eliminer les «brouillards de guerre»

par Eva-Maria Föllmer-Müller

Le 25 juin, le journal allemand «Welt am Sonntag» a publié sous le titre «La ligne rouge de Trump» un article du journaliste d’investigation renommé Seymour M. Hersh (accessible librement en anglais «Trump’s Red Line» à l’adresse www.welt.de/politik/ausland/article165905578/Trump-s-Red-Line.html). Une version traduite en français se trouve à l’adresse www.les-crises-fr/la-ligne-rouge-de-trump-par-seymour-m-hersh. Le même jour «Welt am Sonntag» a publié un article d’accompagnement intitulé «Le brouillard de la guerre» (librement accessible en anglais «The Fog of War» sur le site www.welt.de/politik/ausland/article165906452/The-Fog-of-War.html).

Seymour M. Hersh* arrive, suite à ses recherches concernant la prétendue attaque au gaz toxique de Chan Scheichun du 4 avril 2017 en Syrie et la frappe militaire de l’armée américaine trois jours plus tard contre un aéroport militaire syrien, à de tout autres résultats que la Washington officielle.

En se référant à des sources en haut lieu de l’appareil sécuritaire des Etats-Unis, qu’il garde anonyme pour de bonnes raisons, Hersh présente les résultats de ses recherches de façon très détaillée: les forces aérienne de la Syrie n’ont pas utilisé de gaz toxique lors de leur attaque contre Chan Scheichun. Avec leur bombe conventionnelle dirigée au laser, ils ont visé une rencontre de commandants haut-gradés de groupes islamistes. Cette bombe avait été mise à disposition aux forces aériennes par la Russie. A l’étage inférieur du bâtiment visé, se trouvaient des entrepôts d’engrais et de produits désinfectants. Suite à l’attaque se sont formés des nuages toxiques contenant entre autre du chlore. Cette attaque avait été annoncée dans le cadre usuel au commandement américain. Il s’agit là d’une pratique devant empêcher des interférences mutuelles dans l’espace aérien dangereux de la Syrie. Selon la source de Hersh, il s’agissait également de donner la possibilité aux services américains de prévenir de cette attaque leurs informateurs ou agents secrets parmi les djihadistes.

Rappelons-nous: quelques heures après l’apparition de photos d’enfants et d’adultes étant prétendument décédés des suites du contact avec des gaz toxiques, il était clair pour la grande majorité des médias occidentaux, sans aucune présence de preuves, que le gouvernement syrien avait perpétré une attaque au gaz toxique et que la Russie y avait participé. Le président américain Donald Trump a décidé, en se référant aux photos publiées, d’entreprendre une frappe contre la base aérienne d’al-Scheirat dans la province de Homs.

Au lieu d’entrer en matière suite à l’article de Seymour M. Hersh et de répondre aux questions posées précédemment par l’auteur au gouvernement américain, la Maison-Blanche a publié le 26 juin un communiqué de presse avec le contenu suivant: le gouvernement syrien planifie une nouvelle attaque aux gaz toxiques contre la population civile. Le gouvernement aurait obtenu des indications spécifiques. Textuellement, il est dit: «Dans ce cas, le président Bachar al-Assad et son armée auraient à payer ‹un prix élevé›.» Et Nimrata «Nikki» Haley, ambassadrice des Etats-Unis à l’ONU, d’ajouter: «Toute nouvelle attaque contre le peuple syrien sera mise sur le compte d’Assad, mais également sur celui de la Russie et de l’Iran qui lui aident à tuer son propre peuple.»

Dans son article, Seymour Hersh a décrit quatre options possibles que les conseillers militaires ont proposées à Trump pour les «représailles» en avril: «L’option 1 était de ne rien faire. […] L’option 2 était une légère punition: bombarder un aérodrome en Syrie, mais seulement après avoir alerté les Russes et, à travers eux, les Syriens, pour éviter de nombreuses victimes. Certains des planificateurs l’ont appelé l’‹option gorille›: l’Amérique jette un regard noir et bombe son torse pour faire peur et manifester sa détermination, mais sans causer de dégâts considérables. L’option 3 était d’adopter le programme de frappe qui avait été présenté à Obama en 2013 et qu’il avait finalement choisi de ne pas poursuivre. Ce plan prévoyait le bombardement massif des principaux aérodromes syriens et des centres de commandement et de contrôle, en utilisant des bombardiers B1 et B52 lancés depuis leurs bases aux Etats-Unis. L’option 4 était la ‹décapitation›: supprimer Assad en bombardant son palais à Damas, ainsi que son réseau de commande et de contrôle, et tous les bunkers souterrains dans lesquels il pourrait éventuellement se réfugier en cas de crise.» Le 7 avril, Trump a opté pour la deuxième option.

En relation avec la récente menace, la dernière partie de l’article de Hersh, dans laquelle il donne la parole à sa source, est particulièrement intéressante: «La question est, que faire s’il y a une nouvelle attaque au sarin sous un faux pavillon attribuée à la Syrie détestée? Trump a placé la barre très haute et s’est coincé lui-même avec sa décision de bombarder. Et ne croyez pas que ces gars ne planifient pas la prochaine fausse attaque. Trump n’aura pas d’autre choix que de bombarder à nouveau, et plus durement.»

Faut-il donc s’attendre à une nouvelle opération sous un faux pavillon, transformant la totalité du terrain proche-oriental en un immense champ de bataille et une confrontation directe entre les Etats-Unis et la Russie ?

Jusqu’à présent, les médias occidentaux n’ont pas traité cette question. Par contre, on a tenté de trouver des erreurs dans l’article de Hersh pour le présenter comme auteur indigne de confiance.
L’émission «Faktenfinder» [A la recherche des faits] de la première chaîne de la télévision allemande ARD lui reproche par exemple de ne pas nommer son informateur. Pourtant, la Welt am Sonntag s’exprime – dans un article intitulé «Le brouillard de la guerre» accompagnant l’analyse de Hersh – sur la question des sources: «Aucun informateur, travaillant activement au sein d’un gouvernement, ne peut divulguer des informations secrètes sous son nom, sans se mettre personnellement en péril – ce n’est pas différent en Allemagne. Hersh a nommé ses sources à la Welt am Sonntag. Dans son texte, elles restent anonymes. La rédaction du journal a pu se procurer les détails concernant ce sujet, suite au fait qu’elle ait pu s’entretenir avec la source principale de Hersh.»

Puis, on a reproché à Hersh d’avoir ignoré le rapport de l’OPCW [Organisation pour l’interdiction des armes chimiques] selon lequel l’autopsie de cadavres aurait prouvé indubitablement la présence de sarin. Jens Berger (qui a écrit une excellente analyse sur le sujet: «‹Faktenschlacht› gegen Hersh – spielen wir doch mal Gericht»; www.nachdenkseiten.de/?p=38967 du 29/6/17) précise: «Le problème avec cet élément de preuve […], c’est qu’aucune équipe reconnue d’investigation n’a visité les lieux. L’identité des personnes ayant récolté les preuves, au milieu d’une ville occupée par les islamistes, reste inconnue. Il est très probable qu’il s’agissait de personnes appartenant à une partie au conflit. Les échantillons ont bien été analysés par un laboratoire accrédité auprès de l’OPCW. Ce laboratoire est cependant soumis au ministère turc de la Santé et la Turquie est elle-même partie au conflit.»

Ensuite, on reproche à Hersh qu’il n’ait pas pu publier son article ailleurs. Les raisons peuvent être reprises de l’article mentionné ci-dessus: «Hersh avait proposé son article à la London Review of Books – là on le refusa, a déclaré Hersh. La rédaction lui a expliqué qu’elle redoutait que le magazine puisse être critiqué suite à la publication d’un article défendant trop les vues des gouvernements russe et syrien. Puis, Hersh s’est adressé à Stefan Aust, l’éditeur de la Welt am Sonntag qu’il connaît depuis longtemps.»
Il est finalement significatif que les deux «experts» cités par l’émission «Faktenfinder» de l’ARD, n’ont en réalité aucune connaissance du sujet, sont cependant fortement impliqués dans les réseaux transatlantiques et néoconservateurs.

Le vrai scandale réside dans le fait que Seymour Hersh a aujourd’hui la plus grande peine à faire publier ses articles. Qu’en est-il de la libre formation de l’opinion des citoyens ? Et du devoir d’information des médias ? Ce que cela signifie, est illustré par les nouveaux plans du gouvernement américain pour une guerre de grande envergure contre la Syrie. Veut-on aujourd’hui déjà étouffer les voix mettant en garde devant une nouvelle opération sous un faux pavillon ? Le gouvernement américain croit-il vraiment qu’il peut, une fois de plus, mener une guerre d’envergure sur la base de mensonges? L’article de Seymour Hersh est un avertissement de ne pas accepter une chose pareille. Les citoyens doivent pouvoir prendre connaissance de telles voix !

* Le célèbre journaliste d’investigation Seymour M. Hersh est né en 1937 à Chicago. Un an après avoir obtenu son diplôme d’historien en 1958, il commence sa carrière dans le journalisme. L’attitude idéaliste de Hersh, de vouloir dévoiler au grand jour les dysfonctionnements a été formée et enracinée au sein de sa famille par la foi en les valeurs américaines. (Encyclopedia Britannica). En 1969, ses publications deviennent mondialement connues, lorsqu’il décrit les crimes de guerre de l’armée américaine perpétrés à My Lai pendant la guerre du Vietnam. Dans ce hameau du village de Song My, des soldats américains massacrèrent plus de 500 personnes, dont 182 femmes, 173 enfants et 60 hommes. Ces révélations déclenchèrent aux Etats-Unis un revirement total et définitif contre la guerre du Vietnam. Pour son reportage publié dans le livre, «Le massacre de Song My: La guerre du Vietnam et la conscience américaine», il obtient le prix Pulitzer en 1970. Hersh a dévoilé également d’autres scandales, notamment les bombardements secrets au Cambodge (1973), l’implication de la CIA dans le coup d’Etat du gouvernement au Chili (1974), le programme d’armes nucléaires d’Israël (L’option Samson, 1991), les massacres au cours de la deuxième guerre du Golfe (2000), Abou Ghraib («La face obscure de la ‹guerre contre le terrorisme› à Abou Ghraib», 2004), les assassinats politiques sous Bush et Obama (2009), les dessous de l’utilisation de gaz toxiques en Syrie (2013).

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