Interview du Président russe Vladimir Poutine accordée à la Radio Télévision Suisse RTS*

Vladimir Poutine

Il faudrait que l’Europe manifeste davantage son indépendance et sa souveraineté.

Le président russe Vladimir Poutine a accordé une interview à la Radio Télévision Suisse RTS. Cette interview a eu lieu le 25 juillet à Saint-Pétersbourg pendant la visite du président aux matchs préliminaires pour la Coupe du monde de football de 2018.

RTS: M. le Président, bonsoir. Merci de cet entretien.

Vladimir Poutine (en français): Bonsoir.

Nous sommes actuellement à Saint-Pétersbourg, où ont lieu les matchs préliminaires pour la Coupe du monde qui aura lieu dans la Fédération de Russie et pour laquelle vous investissez tant d’énergie.

Oui, c’est vrai. Félicitations à nous tous.

Je peux vous le dire honnêtement et ce n’est rien de nouveau: nous n’avons pas d’ambitions spéciales pour cette Coupe du monde, bien que nous attendons naturellement de bonnes performances de notre équipe.
Nos objectifs dans l’organisation de cette compétition correspondent à ceux de la FIFA – notamment élargir la rôle du football partout dans le monde. Sans même vouloir mettre en avant que la Russie est un très grand pays – le plus grand au niveau du territoire, et le plus peuplé d’Europe.
Outre tout le reste, nous avons une réglementation sans visas – donc la libre circulation des personnes – avec la plupart des anciennes républiques soviétiques qui sont aujourd’hui des Etats indépendants. Il va de soi que cet événement ne sera pas seulement important pour la Russie mais aussi pour nos voisins limitrophes.

Vous êtes un ami de Sepp Blatter, vous l’avez soutenu.

A vrai dire, nous nous connaissions à peine avant notre candidature et notre lutte pour cette Coupe du monde 2018. Au cours de cet engagement commun, nous avons participé à de nombreuses réunions avec les représentants du Comité exécutif de la FIFA, avec les commissions qui sont venues dans notre pays et avec M. Blatter lui-même. Nous avons développé de très bonnes relations d’affaires et de bonnes relations personnelles.

Dans les affaires pénales, est-ce que vous estimez que les Etats-Unis ont fait une ingérence en Suisse ?

Les Etats-Unis, je crois savoir, étaient candidats pour accueillir la Coupe du Monde en 2022.

Vous pensez, pardon, qu’ils se sont vengés ?

Je n’ai pas encore terminé ma phrase …

… Et leur plus proche allié en Europe, la Grande-Bretagne, était candidat pour 2018. Et cette lutte contre la corruption telle qu’elle est conduite m’amène à me demander si ce n’est pas une continuité de la lutte pour le championnat de 2018 et de 2022.
Personne n’est contre la lutte contre la corruption. Tout le monde est pour. Et, je considère qu’il faut lutter avec encore davantage de fermeté. Mais il existe des normes de droit international. Par exemple, si l’on soupçonne quelqu’un d’un délit, on rassemble les informations nécessaires et on les transmet au parquet de l’Etat dont il est ressortissant. Mais en aucun cas, un pays, grand ou petit, ne peut se déplacer dans le monde et attraper qui bon lui semble et le ramener dans ses prisons. Pour moi, c’est inacceptable.
Je répète que cela ne veut pas dire qu’il ne faille pas combattre la corruption.

M. le Président, c’est une question importante pour vous et pour les Etats-Unis d’Amérique. Pensez-vous que les activités entreprises au sein de la réglementation de la FIFA sont un retour à une sorte de politique impérialiste des Etats-Unis ?

Un retour ? Ils mènent une politique impérialiste depuis bien des années; ce n’est qu’un renforcement de cette situation. Je l’ai déjà mentionné publiquement à maintes reprises – et pas seulement moi, mais aussi des analystes étatsuniens qui disent exactement la même chose avec les mêmes termes. Ces spécialistes américains de politique étrangère et intérieure sont d’avis que cette tendance impérialiste nuit aux Etats-Unis.
Cette position n’a absolument rien à voir avec de l’antiaméricanisme; nous avons un grand respect et de l’estime pour les Etats-Unis, et tout spécialement pour le peuple américain. Je suis d’avis que ce sont simplement des activités unilatérales et que l’expansion de la juridiction d’un Etat au-delà de son territoire et de ses frontières au monde entier est inacceptable et destructive pour les relations internationales.

L’opinion occidentale est divisée à votre égard. Vous le savez, les uns vous apprécient, les autres ont peur de vous. Quand vous avez reparlé de l’arsenal nucléaire, est-ce qu’il y avait une forme de menace ?

Ceux qui pensent ça font preuve de malhonnêteté ou n’ont pas bien compris. Cette relance de la course aux armements date de la sortie unilatérale des Etats-Unis du traité anti-missiles balistiques. Car ce traité était la pierre angulaire de tout le système de sécurité international.
Et quand les Etats-Unis en sont sortis et ont commencé à mettre en place leur propre système de défense anti-missiles, comme une partie de leur système global de défense stratégique, nous avons tout de suite déclaré que nous allions devoir prendre des mesures en réponse. Dans le but de préserver l’équilibre stratégique des forces.
Et je veux vous dire quelque chose de très important. Nous le faisons pour nous, pour garantir la sécurité de la Fédération de Russie. Mais nous le faisons également pour le reste du monde. Car la stabilité stratégique est garantie par cet équilibre des forces.

Nous sommes ici à Saint-Pétersbourg, une ville qui a été martyrisée par la guerre. Vos grands-parents, je crois, avaient vécu le siège de Saint-Pétersbourg.

Mon père et ma mère. Et ici, pendant le siège, mon frère est mort, je ne l’ai jamais vu.

Est-ce qu’une nouvelle guerre est possible en Europe aujourd’hui ?

J’espère que non. Mais il faudrait que l’Europe manifeste davantage son indépendance et sa souveraineté. Et qu’elle soit capable de défendre ses intérêts nationaux et les intérêts de ses peuples et de ses pays.

Je voudrais tout de même revenir sur la question précédente. L’équilibre stratégique, c’est ce qui a garanti la paix dans le monde et a évité de grands conflits armés en Europe et partout dans le monde. Et quand les Etats-Unis se sont retirés de cet accord, ils ont dit: nous sommes en train de développer un système de défense antimissile qui n’est pas du tout dirigé contre vous, et vous, vous désirez développer une force de frappe; faites ce que vous voulez, nous partons de l’idée qu’elle n’est pas dirigée contre nous.
Nous faisons exactement ce que nous avons annoncé déjà longtemps en arrière. Le système de défense antimissile mondial est cher et il n’est toujours pas avéré dans quelle mesure il est efficace. Nous développons également un système de frappe capable de vaincre tout système de défense antimissile. Ce que j’ai annoncé récemment est planifié depuis plusieurs années et fut annoncé publiquement longtemps auparavant.

Vous avez dit: vous aimeriez que l’Europe soit plus indépendante. Aujourd’hui, par exemple, la France a changé, par rapport à l’époque de Gaulle, à l’époque Mitterrand. Pourquoi d’après vous ? Est-ce qu’elle est plus soumise aux Etats-Unis ?

Il faut encore que je termine ma réponse à la question précédente.
Toutes nos activités de défense stratégique correspondent entièrement aux obligations internationales de la Russie, y compris la réglementation concernant l’accord avec les Etats-Unis sur les armes stratégiques.
Alors venons-en maintenant à la souveraineté. L’appartenance à toute alliance ou bloc militaire et politique implique la perte consentie d’une part de sa souveraineté.
Je pense qu’à l’époque, la France est sortie de l’OTAN pour préserver sa souveraineté davantage que ne le permettait le cadre d’une alliance militaire. Ce n’est pas notre affaire d’analyser la politique étrangère des Etats européens. Mais, vous comprenez bien que si, pour discuter des affaires avec nos partenaires européens, nous devons aller à Washington, c’est quand même un peu curieux !

M. le Président, il y a un retournement de l’histoire qui est ironique. Des partis de droite, d’extrême droite, plus souvent en Europe, vous soutiennent plus que la gauche aujourd’hui. Marine Le Pen en France, à droite l’UDC en Suisse. Comment vous expliquez ça ?

Je pense que ce n’est pas tant moi qu’ils soutiennent. Mais il y a une véritable prise de conscience dans ces mouvements de leurs intérêts nationaux, tels qu’ils les voient.
Dans le monde et dans les pays européens, on observe des changements tectoniques dans l’opinion publique. Et cela dans le sens d’une défense accrue des intérêts nationaux.
Par exemple, en ce moment, l’Europe est confrontée à un problème concret, l’afflux massif de migrants. Or, est-ce l’Europe qui est à l’origine des décisions qui ont amené cette situation ? Soyons francs et sincères. Ces décisions venaient d’outre-Atlantique. Et c’est l’Europe qui subit les conséquences.

Les Etats-Unis, vous voulez dire ?

Mais bien sûr. Et ce n’est qu’un exemple, il y en a beaucoup. Mais cela ne veut pas dire qu’il faut diaboliser la politique américaine, ce n’est pas mon objectif. Ils mènent leur politique comme ils l’estiment nécessaire, dans le sens de leurs intérêts.
Mais il faut s’efforcer d’aller vers un équilibre des intérêts; nous devons renforcer notre travail, donner un nouvel élan au Conseil de sécurité de l’ONU. Sans conteste, les Etats-Unis sont une grande puissance. Le peuple américain a façonné ce pays en quelques centaines d’années. Le résultat est impressionnant. Mais cela ne donne pas le droit aux autorités américaines actuelles de se déplacer à travers le monde, d’attraper qui bon leur semble, de les mettre dans leurs prisons ou d’agir d’une position prétendant que «quiconque n’est pas avec nous est contre nous».
Nous devons patienter et travailler avec nos collègues américains pour trouver des solutions comme nous l’avons fait dans certains domaines de notre coopération, à l’instar de la question du nucléaire iranien.

[…] [incomplet] de personnes combattant l’islamisme. Pensez-vous que les Européens sont de votre côté dans ce domaine ?

Vous savez, quand nous étions au début de cette lutte et confrontés à ce problème dans le Caucase, j’ai été étonné de voir que bien que nous avions les preuves d’être confrontés à une menace terroriste, que nous combattions des représentants d’Al-Qaïda, nous n’avions aucun soutien. Quand j’ai demandé à mes collègues, également à ceux en Europe «Ne voyez-vous pas ce qui se passe ?», ils m’ont répondu, qu’ils voyaient bien mais qu’ils ne pouvaient pas nous aider «suite à certaines circonstances, touchant également à des questions de politique intérieure et étrangère». Alors, je leur ai répondu: «D’accord, si vous ne pouvez pas nous soutenir – ne le faites pas, mais au moins, ne nous faites pas obstacle.»
Maintenant, je vois que la situation a changé. L’Europe et les Etats-Unis ont reconnu le réel danger de ces manifestations extrêmes du radicalisme et nous ont donc rejoints dans ce combat. Ici, nous disons souvent: Mieux vaut tard que jamais.» Cependant, nous avons le grand espoir que nous pourrons maintenir le dialogue et trouver des solutions acceptables pas seulement dans ce domaine mais également dans d’autres affaires, telles le réglement de la situation en Ukraine et des questions économiques.
Je pense que nous avons couvert tous les aspects concernant la FIFA.

Une dernière, M. le Président. Nous avons parlé intentionnellement de M. Blatter à ce stade. Concernant Angela Merkel, elle est une de vos collègues avec qui vous vous entretenez souvent. Elle parle allemand, communiquez-vous donc allemand avec elle ?

Oui, normalement, nous parlons allemand.
Concernant M. Blatter, vous savez, je désire terminer avec cela puisque nous avons commencé par ce sujet. Nous savons tous la situation qui s’est créée autour de M. Blatter en ce moment. Je ne veux pas entrer dans les détails, mais je ne crois pas un mot sur les reproches de corruption qui lui sont faits personnellement.
Je pense que les gens comme M. Blatter ou les grands dirigeants de fédérations sportives internationales ou de comités olympiques, méritent une attention et reconnaissance particulières. Si des gens méritent le prix Nobel, ce sont ces gens-là. Ils renforcent la collaboration entre pays et apportent une énorme contribution humanitaire aux relations entre peuples et Etats.

La dernière question, M. le Président. La dernière question que je désire vous poser. En Europe, certains vous apprécient, d’autres ont peur de vous. Vous voyez les portraits qu’on fait de vous parfois, comme le nouveau Staline, comme un homme au regard froid qui a une volonté impérialiste. Il y a ceux qui disent, après tant d’années de pouvoir M. Poutine est devenu fou. Qu’est-ce que vous leur répondez ?

Et vous, au terme de notre interview, est-ce que je vous parais fou?

En tout cas, vous souriez, contrairement aux préjugés.

Cela fait partie de ma vie, de mon combat politique depuis de nombreuses années. J’essaie de ne pas trop y faire attention. Je fais tout simplement ce que je considère nécessaire pour les intérêts de mon pays et de mon peuple.
La Russie n’a aucun intérêt à chercher la confrontation avec les autres pays. Mais nous sommes parfois contraints de protéger nos intérêts. Et nous allons, bien sûr continuer à le faire. Mais en empruntant la voie non pas de la confrontation, surtout pas armée, mais la voie du compromis et des solutions acceptables par tous.
Avec votre aide, je désire m’adresser, non pas à ceux qui me critiquent, mais à ceux qui me soutiennent. Je désire les remercier de leur soutien et leur dire que nous continuerons à avancer ensemble. En première ligne, je ne me réfère pas même à ceux qui peignent un portrait de moi, mais plutôt à ceux qui sympathisent avec ce que nous faisons et qui approuvent cela au plus profond de leur âme.

Merci beaucoup (en français).

Sources: RTS – «Darius Rochebin interviewe
Vladimir Poutine», le 27/7/15 et ww.en.kremlin.ru/events/president/news/50066
(Traduction des parties en anglais par Horizons et débats)

*    Cette interview a été accordée à Darius Rochebin de la RTS. Les questions ont été posées en français, le Président a répondu en russe. La RTS a publié le 27 juillet au Téléjournal de 19h30 une version abrégée dont M. Rochebin nous a aimablement mis à disposition la transcription. Etant donné que la version intégrale de l’interview se trouve en anglais sur le site de la Présidence russe (www.en.kremlin.ru/events/president/news/50066), Horizons et débats a décidé de mettre à disposition de ses lectrices et lecteurs l’intégralité de cette interview en français.

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